Tribune d'Information sur le Rwanda

Rwanda : Un r�gime en trompe-l�oeil

Les informations et les analyses sur la situation au Rwanda sont contradictoires. D�aucuns louent les progr�s de ce pays en termes d�infrastructures, de d�veloppement �conomique, de s�curit� sociale et m�me de politique de r�conciliation. D�autres d�noncent l�abandon des zones rurales, la corruption, l�absence de libert�s et le climat de r�pression, ainsi que le foss� grandissant entre riches et pauvres. Que le Rwanda ait progress� est une �vidence. S�il ne l�avait pas fait depuis 18 ans que le FPR est au pouvoir, cela serait totalement anormal. Mais que ce d�veloppement s�accompagne d�effets pervers importants est malheureusement tout aussi ind�niable.
Dans l�article qui suit, nous allons voir comment la juxtaposition de politiques sociales, agricoles, commerciales et autres, qui individuellement sont pleinement justifi�es par les autorit�s, conduit lentement et inexorablement � la paup�risation et � la marginalisation de la grande masse de la population rwandaise, celle qui vit dans les campagnes ou ne gravite pas autour des sph�res du r�gime aux commandes. Or, ces politiques sont pour la plupart financ�es et appuy�es plus ou moins directement par la coop�ration internationale, bilat�rale ou multilat�rale. Il est donc essentiel que les bailleurs de fonds saisissent l�importance des effets pervers des politiques men�es avant que, pouss�es � bout de mis�re, les populations ne meurent ou ne se r�voltent violemment.
Dans le domaine agricole, le gouvernement rwandais a lanc� un vaste de programme de red�ploiement des cultures. L�objectif pr�sent� �tant de promouvoir les cultures les plus adapt�es aux diff�rentes r�gions, de mani�re � augmenter la production agricole dans un monde � 90% constitu� de petites entreprises familiales. Malheureusement, l�exigu�t� des parcelles familiales est telle que pour obtemp�rer aux injonctions officielles, les paysans on �t� oblig� de sacrifier leurs cultures vivri�res et de soudure au profit de monocultures, identiques dans chacune des grandes r�gions agricoles. Par ailleurs, les autorit�s ont, dans cette m�me optique de productivisme et de monoculture, r�quisitionn� les marais, qui sont les zones les plus fertiles et traditionnellement d�volues aux cultures vivri�res et mara�ch�res. Les paysans ont donc �t� chass�s de ces terrains les plus fertiles et repouss�s sur les flancs �rod�s des collines. Le ph�nom�ne a �t� encore amplifi� par les projets de cultures en vue de produire du biocarburant. Le gouvernement rwandais cherchant � surfer sur la � vague verte �, s�est lanc� t�te baiss�e dans ce type de cultures, alors m�me que les instances internationales d�non�aient leurs effets pervers sur l�alimentation des petits paysans.
D�fendant son souci de rationaliser le commerce, le gouvernement rwandais a entrepris de revoir les conditions d�acc�s au commerce des produits agricoles. Ce faisant, il a limit� l�acc�s au commerce de gros des productions agricoles � quelques tr�s gros commer�ants, cr�ant de ce fait un d�s�quilibre de type monopolistique largement d�favorable aux petits producteurs qui non seulement n�ont plus aucune ma�trise sur la fixation du prix, mais ne parviennent plus � acheter les productions d�autres r�gions afin d��quilibrer le r�gime alimentaire familial. Ce ph�nom�ne est encore accru par des directives draconiennes limitant l�acc�s aux march�s. Non seulement, il n�y a pratiquement plus de production vivri�re et mara�ch�re familiale, mais l�acc�s de ces march�s est limit� par l�exigence de taxes prohibitives per�ues � leur entr�e, soit avant la vente, � ceux qui voudraient �couler le petit peu de surplus de leur production.
Comme tous les pays � forte pression d�mographique, le Rwanda est de tr�s longue date confront� � un probl�me de rar�faction du bois de chauffage. Le bois est non seulement le combustible quasi exclusif pour la population rurale, mais les arbres sont aussi les seuls moyens efficaces de lutte contre l��rosion massive des sols pentus des collines rwandaises. Il importe donc de prot�ger la for�t et de promouvoir le reboisement. Les autorit�s rwandaises ont donc logiquement pris des mesures de protection de la for�t, malheureusement leur mise en place est beaucoup plus coercitive qu�incitative et produit des effets d�sastreux. Il est aujourd�hui extr�mement difficile pour un paysan d�obtenir l�autorisation de couper un arbre de son propre reboisement, m�me s�il replante par ailleurs. Il n�est m�me pas autoris� � ramasser du bois mort. La principale cons�quence en est que les paysans en sont r�duits � ne plus cuire leurs aliments que tous les deux ou trois jours, et surtout � �viter les aliments qui n�cessitent les plus longs temps de cuisson, comme les haricots ou les pois. Or ces aliments, sont les seuls sources prot�in�es pour ces familles o� la viande est absente du r�gime alimentaire pour des raisons �conomiques.
Si l�on juxtapose les effets pour les petits agriculteurs, des monocultures forc�es, de la quasi disparition des cultures vivri�res, de la perte de contr�le sur les prix de vente des productions, de la limitation d�acc�s aux march�s et du manque de bois de chauffage, on obtient des cons�quences d�sastreuses non seulement sur le pouvoir d�achat des populations rurales, mais sur leur niveau m�me de sant� en raison de l�apparition de graves d�s�quilibres alimentaires. On voit r�appara�tre au Rwanda, des cas de Kwashiorkor (d�ficit prot�in�) chez des adultes, maladie auparavant rencontr�e chez de jeunes enfants au moment du sevrage.
Les autorit�s rwandaises mettent en avant leur syst�me d�assurance soins de sant� universelle qui garantirait selon elles, l�acc�s aux services de sant� � l�ensemble de la population contre une cotisation � modique �. La premi�re remarque concerne le caract�re r�ellement � modique � de ladite cotisation. Une large part de la population ne poss�de pas la somme n�cessaire pour la payer et cette population est justement celle qui, parce qu�elle est la plus pauvre, a le plus besoin des soins de sant� primaire. On constate ainsi une large d�saffection des structures de sant�, qui se vident de leurs patients incapables de payer. Les gens restent chez eux et succombent � des maladies parfaitement curables ou ais�ment �vitables, faute de cette � modique � cotisation. La deuxi�me remarque concerne la couverture octroy�e par cette carte de mutuelle. Si elle semble effectivement permettre l�acc�s au centre de sant� le plus proche, elle ne donne droit � aucune intervention en cas de transfert vers un h�pital, c�est-�-dire en cas de pathologie plus lourde ou d�intervention chirurgicale et donc de frais bien plus importants. En milieu urbain, l�h�pital est souvent le centre de r�f�rence et la couverture est donc assur�e.
Les autorit�s rwandaises ont entrepris un vaste programme d�embellissement et de propret� des lieux publics. On ne peut que se louer de la disparition des immondices qui jonchaient les rues de Kigali. Mais cette course � l�apparence s�est largement faite au d�triment des populations les plus faibles. Expropri�s pour une bouch�e de pain, des quartiers populaires qui jouxtaient des quartiers ais�s comme � Kiyovu, Remera, Kacyiru ou ailleurs, les habitants ne parviennent pas � se reloger et sont chass�s loin des centres et de leurs lieux de travail. Chass�s des villes tous ceux qui ne peuvent s�offrir de chaussures ferm�es, les tongs ne sont m�me plus tol�r�es. Chass�s des routes asphalt�es ceux qui assurent le transport de marchandises ou de personnes sur leur v�lo, ils perdent ainsi leur gagne-pain. Dans les campagnes aussi, des mesures dites de � salubrit� � ont jet� hors de chez eux en pleine saison des pluies, 400 000 personnes dont les maisons aux toits de chaume devaient
dispara�tre du paysage. Ces maisons rondes traditionnelles, parfaitement adapt�es au climat rwandais, appartenaient le plus souvent aux plus pauvres qui ne pouvaient s�acheter les tuiles ou les t�les exig�es.
� ces mesures s�ajoutent un nombre incalculable de taxes et de redevances en tous genres, souvent minimes mais cumulatives et qui, si elles ne sont pas honor�es, conduisent les personnes en d�faut de paiement en prison ou les privent de tout acc�s aux services publics et documents administratifs indispensables dans un pays aussi quadrill� et organis� que le Rwanda. Car le gouvernement, s�il assure une communication intense � destination de l��tranger, semble ne conna�tre que la coercition comme moyen de garantie de l�application des mesures qu�il prend � l�int�rieur du pays.
De nombreux projets de d�veloppement des zones rurales sont soutenus par des fonds internationaux et notamment europ�ens. Malheureusement, leur attribution � des groupes de populations agricoles relativement ais�es mais tr�s peu nombreuses emp�che tout effet redistributif de l�am�lioration �conomique qu�ils pourraient engendrer. C�est ce qu�a d�montr� la chercheuse anversoise An Ansomsi. Il faudrait pour que l�aide aux agriculteurs ait un effet redistributif et tire vers le haut la plus grande part de la population, que cette aide parvienne vers le plus grand groupe de ces paysans, ceux qui sont � la limite de la survie et pourraient am�liorer de fa�on substantielle leurs revenus avec un l�ger coup de pouce, tirant derri�re eux les plus pauvres auxquels ils pourraient offrir du travail et des revenus. L�affectation actuelle de l�aide aux milieux ruraux les plus ais�s cr�e une in�galit� croissante entre riches et pauvres et renforce l�exclusion de la grande masse de la population hors du syst�me �conomique rwandais.
C�est le m�me constat qui pr�vaut dans l�analyse des mouvements associatifs et coop�ratifs ainsi que dans l�octroi de cr�dits et de micro-cr�dits. Les conditions l�gales �dict�es par les autorit�s rwandaises sont telles que d�une part, la cr�ation d�associations sans but lucratif est d�courag�e au profit de groupements coop�ratifs � vocation �conomique. C�est d�autant plus vrai pour les associations � vocations culturelles ou sociales dont les autorit�s craignent qu�elles �voluent vers des groupes de pression � revendications politiques. Ne sont encourag�es que les coop�ratives � vocation �conomique, les groupements de production, qui resteront malgr� tout sous la surveillance �troite des autorit�s et soumises � une pl�thore d�obligations l�gales et administratives. Ceci �vince les paysans les plus pauvres de toute possibilit� de cr�ation de groupement, en raison de l�importance et de la technicit� des obligations pr�alables indispensables.
Sous pr�texte de rationalisation de l�administration territoriale, les Rwandais ont vu leur paysage socio-administratif subir une mutation importante ces dix derni�res ann�es. Les communes devenues districts ont �t� totalement redessin�es. De nombreuses structures ont perdu leur r�f�rence territoriale d�activit� et leur homog�n�it� voire leur capacit� de fonctionnement. Mais surtout, l��largissement des collectivit�s territoriales a un effet d�sastreux sur l�acc�s des administrations pour la population. Alors qu�il �tait auparavant possible � tout un chacun d�acc�der en une journ�e aller-retour, aux b�timents administratifs pour une d�marche ou la participation � une r�union, c�est devenu impossible pour la plupart aujourd�hui. Ainsi, non seulement les contacts entre les autorit�s et la population ne se font plus que dans le cadre de contr�les et de perceptions, mais, ces autorit�s ne peuvent mat�riellement plus conna�tre leurs administr�s qui ne sont plus que des foules anonymes et de surcro�t, la distance kilom�trique entre populations et autorit�s est devenue infranchissable pour des pi�tons.
Le Rwanda se vante de la multiplication de ses �tablissements d�enseignement, en particulier, sup�rieur. Aujourd�hui, nombre de fonctions m�me subalternes sont r�serv�es aux seuls d�tenteurs de dipl�mes universitaires (quelle que soit leur valeur r�elle). M�me un Bourgmestre (Maire) de district ou un conseiller de secteur doit poss�der un master. Ceci pose avant tout la question de la nature m�me de la fonction. Sont-ils des fonctionnaires, auquel cas on peut envisager des conditions d�acc�s � la fonction, ou bien sont-ils des mandataires et alors se pose la question du caract�re d�mocratique de l��lection de candidats si bien s�lectionn�s ?
Mais la n�cessit� actuelle de poss�der un dipl�me sup�rieur est un luxe souvent inaccessible aux plus pauvres. Et les autorit�s rwandaises qui ont, il y a quelques mois, supprim� 17.000 des 22.000 bourses d��tat, ont priv� des milliers de jeunes issus de milieux pauvres et ruraux de tout espoir d�emploi. Par ailleurs, il est � d�plorer qu�aucun effort cons�quent ne soit r�alis� pour promouvoir et permettre l�acc�s � l�enseignement technique et professionnel dans ce pays qui manque cruellement de techniciens.
L�article qui s�ach�ve ici ne donne malheureusement qu�un aper�u des effets pervers de la juxtaposition des politiques mises en oeuvre par les autorit�s rwandaises. La liste est loin d��tre close et s�allonge malheureusement trop rapidement. Il est essentiel que les bailleurs de fonds soient conscients que les fonds qu�ils octroient en toute bonne foi, peuvent devenir partie du probl�me plut�t que de contribuer � la solution et � l�am�lioration des conditions de vie des populations les plus vuln�rables, lorsque ces fonds soutiennent des politiques qui g�n�rent tant d�effets pervers, de marginalisation des populations, d�accroissement des in�galit�s entre riches et pauvres, entre citadins et urbains.
Reste � d�terminer si cette marginalisation et cette paup�risation sont les r�sultats de choix d�lib�r�s des autorit�s rwandaises ou bien d�erreurs et d�un manque de r�flexion en profondeur. Quoi qu�il en soit, il nous semble urgent de tirer la sonnette d�alarme. Car, la paup�risation et la marginalisation de la majorit� de la population rwandaise qui est paysanne et vit avec largement moins de 1 dollar par jour, ne peut conduire qu�� des r�sultats d�sastreux ; au mieux � la lente agonie d�un peuple rendu amorphe par la peur, au pire � de nouvelles flamb�es de violences de cette population d�sesp�r�e qui pourrait exploser � la moindre �tincelle ou sous l�influence de quelque agitateur. Il faut �galement garder � l�esprit cette parole du G�n�ral Paul Kagame, prononc�e il y a une plus dizaine d�ann�es en, parlant du Rwanda : � Je viderai le tonneau � la petite cuiller s�il le faut �. l�immense majorit� des Rwandais qui a une m�moire collective tr�s vive, a per�u dans cette petite phrase, le dessein du g�n�ral Kagame d��liminer du Rwanda tous ceux qui n��pouseraient pas ses vis�es politiques ou qui diff�reraient de lui, par leur origine ethnique ou leur niveau �conomique, afin de cr�er au sein de la population du Rwanda une nouvelle forme � d��quilibre � qui lui serait plus favorable.


i An ANSOMS : �Resurrection after Civil War and Genocide: Growth, Poverty and Inequality in Post-Conflict Rwanda�, European Journal of Development Research, 17:3, pp.495-508, 2005.

d�cembre 2011

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