Tribune d'Information sur le Rwanda

La seizi�me. Temoignage d’un Survivant du Genocide des Hutu � Tingi-Tingi

La seizi�me (par Cecil Kami)

Pour la seizi�me fois, je m’en souviens. Les quinze fois pr�c�dentes j’ai, comme disent les Belges, mordu sur ma chique ; j’ai fait semblant de ne pas souffrir et j’ai encore cach� ma douleur. Bon c�ur contre mauvaise fortune. Personne n’a su, vraiment personne. Car il ne m’�tait tout simplement pas permis d’�voquer la m�moire de tous ces fr�res et s�urs que j’ai vu tomber comme des mouches � Tingi-Tingi une journ�e de f�vrier 1997. Je n’ai toujours pas ce droit-l� ; mais pour cette seizi�me, je me l’octroie et enfreins volontiers ce contr�le social qui veut cyniquement parcelliser les souffrances. Je fais donc mienne cette phrase de Henri Troyat : � Personne ne saurait en finir. On peut changer de souffrance. On ne peut supprimer la souffrance �. Tant que la mienne sera ni�e et ceux qui me l’ont inflig� canonis�s, les esprits de ceux qui sont partis agiteront le sommeil de l’Autre qui passe ses nuits quelque part au Rwanda, de retour d’une divine randonn�e interstellaire.

Seize ans donc qu’une �toile guidait des m�chants bergers vers les recoins d’une for�t qui m’avait gratuitement offert son hospitalit�. Gratuitement ? Presque. Je devais juste respecter quelques r�gles de pr�caution : �viter les points d’eau pris�s par d’autres h�tes plus prioritaires que moi (les f�lins), bien choisir ma chambre, donc ma couchette et veiller � la tranquillit� de certains voisins (les reptiles), savoir d�tecter, d’un simple coup d��il, les champs de tubercules, etc. Non, ce n’�tait pas Koh Lanta. Les aventuriers de cette �mission de t�l�vision passeraient pour des gosses g�teux dans un luxueux bac � sable. Ils ont choisi leur sort, moi pas. Ils ont un m�decin � port�e de voix, la mienne de voix ne m’attirait que malheur. Ils concourent pour un prix en esp�ces sonnantes et tr�buchantes, mon espoir � moi �tait de distancer le plus possible l’ahurissant concert fait des cr�pitements d’armes automatiques ainsi que les vrombissements d’obus divers qui explosaient �a et l�. C’�tait l’enfer. Un de ces inspecteurs des travaux finis est pass� par l� et osa : how many finally made it out of the forest ? Sans blague !

Pourquoi, avec ses armoiries d’homme blanc et son visa d’humanitaire, il n’a pas pos� la question � tous ceux qui l’ont escort� jusque dans ce mausol�e? Pourquoi, diantre, n’a-t-il pas jet� un coup d��il aux innombrables clich�s que prenait l’a�ronef qui survolait heure par heure mon calvaire ? Pourquoi ? Sa r�ponse ne m’int�resse plus. Plus aujourd’hui. Seize ans m’ont appris que le principe des vases communicants ne s’applique pas qu’en physique : ce que les puissants de ce monde ont perdu ici, ils s’empressent de le r�cup�rer ailleurs. Ayant donc perdu une partie de leur cr�dibilit� en ne secourant pas mes fr�res (et mon fils) en 1994, ils ont cru bon de se racheter en offrant des milliers d’autres fr�res en sacrifice aux instincts vengeurs de quelques soudards qui ont usurp� la souffrance de mon peuple. Sauf que je ne suis pas le seul � m’�tre trouv� du mauvais c�t� du canon deux fois, mais �a, dans le raisonnement binaire des fanatiques, des paresseux et autres vendus, n’existe tout simplement pas… En attendant.

Oui, en attendant que les tiroirs des enqu�teurs parlent. Que le contenu des rapports qu’on y entassent depuis seize ans soient enfin connu de tous. Je ne saurais en effet me contenter des tergiversations d’un trop timide mapping report. Car les morts �taient cibl�s. Une fois, j’ai crois� un kadogo de mon quartier qui m’a apostroph� avec virulence : urajyana he n’ibi bintu ko tugiye kubirimbura ? Je cherchais d�sesp�r�ment un �tre tr�s cher qui �tait vuln�rable suite � une machette qu’il avait � re�u � deux ans auparavant. Une autre fois, je fus rattrap� par une patrouille de sanguinaires qui avaient des pages avec des noms des personnes qu’ils cherchaient pour, disaient-ils, kubafanyia, c’est-�-dire arranger leurs tronches. Je passe les d�tails des cruaut�s qui n’ont d’�gal que certaines s�quences des films d’horreur. Femmes �ventr�es ou �cartel�es, b�b�s �touff�s ou avec des cr�nes fracass�s, vieillards pendus ou crucifi�s, jeunes gens dont les yeux avaient �t� crev�s, d’autres enterr�s jusqu’� la taille, etc. Vous avez dit enfer ? Seuls d’autres d�mons � les Interahamwe – y comprendraient mot.

Seize ans donc. Seize infernales ann�es que je revois encore et encore cet afande au teint � noir soudanais � qui nous encercla et qui ordonna � ses hommes de nous aligner � la mani�re des �coliers. C’est sur la route vers Kisangani, entre Musenge et Itebero. De part et d’autre de la ligne que nous formions, se tiennent des soldats �puis�s, mais aux visages hargneux que cachent mal des casquettes insolemment viss�s sur des cranes ras�s. A l’un de ceux-ci, le � soudanais � fit signe de s’avancer; il s’ex�cuta et sortit une longue liste de noms qu’il passa quasi sous le nez de chacun d’entre nous avec ces deux ordres : lis et si tu reconnais une personne sur la liste, dis-le. Tous ceux qui ont lu la liste furent mis � part et les autres (dont moi-m�me) furent escort�s jusqu’� un autre groupe beaucoup plus important. A la tomb�e de la nuit, les vacarmes de d�tresse, des cris de souffrance et des pleurs d’adieu nous parvenaient du groupe laiss� en arri�re. Tous massacr�s. Parce qu’ils savaient lire… je n’ai eu la vie sauve que parce j’avais �gar� mes lunettes et ne pouvait pas d�chiffrer les �critures sur cette liste de mort. Il y a seize ans.

Il est donc archifaux et malhonn�te de d�clarer ces disparus de la for�t � victimes de la guerre �. Ils n’en sont pas. Pour donner du poids � certaines de leurs fables, certains journaleux mart�lent souvent le sans appel � j’y �tais �. Eh bien, moi aussi j’�tais de ce calvaire et je puis attester qu’il �tait tout sauf une guerre, encore moins une op�ration de rapatriement. Des personnes de tous les �ges ont �t� massacr�s pour qui ils �taient, c’est-�-dire des Hutu. Les dommages collat�raux ont emport� des populations Batiri, Bashi, Bakumu etc. Oui, il y a seize ans quelqu’un avait solennellement annonc� qu’il franchirait la fronti�re et r�glerait leur compte � ces � chiens �. N’ayant pas pu r�alis� tout son r�ve, il le regretta en confessant n’avoir pas eu le temps de liquider des millions avant qu’ils ne s’exilent…

� Chaque douleur est une m�moire �, �crivait Eric Fottorino dans � Un territoire fragile �. Seize ans apr�s, qui donc pour m’emp�cher de comm�morer (du latin commemoratio) ?

Source: Forum DHR

February 14, 2013   1 Comment